28/01/2013. Christiane Taubira, ministre de la Justice est, à ce titre, chargée d’introduire à l’Assemblée Nationale le projet de loi sur le mariage pour tous.
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Christiane Taubira est triplement périphérique dans la psyché politique française : femme, noire et venue d’un département d’outre-mer. Pourtant, elle vient de se placer au centre en osant s’emparer du Verbe dont la Bible (Evangile de St Jean) rappelle qu’il est au commencement de tout.
À vrai dire, cela fait longtemps que l’ancienne élue de Guyane et candidate à l’élection présidentielle de 2002 manie la rhétorique avec brio, dans la forme comme dans le fond, l’un n’allant jamais sans l’autre, comme aimait le rappeler Cicéron. Mais l’exposition dont elle bénéficie aujourd’hui par le sujet lui-même (qui l’inscrit dans la continuité des discours sur l’abolition de la peine de mort ou le droit à l’avortement et par son statut de ministre permet de penser qu’elle ne sera plus tout à fait considérée de la même manière.
Voici quelques-unes des raisons d’un succès rhétorique et, donc, politique :
- Un discours sans note
Tout le monde l’aura remarqué. La ministre a parlé sans la moindre note. C’est de loin préférable à toute autre solution. Mais à moins d’être exceptionnellement brillant et accoutumé à l’exercice, cela implique d’avoir appris par cœur son discours, du moins en grande partie. Ce fut le cas de Christiane Taubira, à l’évidence, qui y a gagné quatre atouts majeurs :
Impressionner l’assistance. Un discours sans note est associé au brio, à la maîtrise, à l’aisance. La personne donne la sensation de dominer son sujet. Elle est d’emblée placée dans le cercle étroit et révéré des orateurs.
Crédibiliser le discours. C’est en réalité l’atout principal d’un discours sans note. Parler sans note, c’est dire : ce que je vous livre vient de l’intérieur, je suis sincère, authentique. Des vertus rarement prêtées aux politiques, en général.
Fluidifier le discours. Souvent les notes sont perçues comme une béquille pour orateur boiteux. En réalité, c’est lire, passer du texte à l’assistance, qui fait buter sur les mots. Parler en vivant l’instant, libéré de la lecture, bien connecté à son public est le meilleur moyen de parler sans accros.
Créer un lien direct avec l’assistance. C’est essentiel. Libérée de son papier ou de son écran, la ministre regarde tour à tour les rangs de l’opposition – pour l’accuser d’hypocrisie ou de manque de citoyenneté – et de la majorité – pour s’unir à elle dans la fierté. Preuve ultime qu’elle sut créer ce lien : la standing-ovation à peine son dernier mot prononcé. Les Grecs disent qu’une péroraison (final) doit entraîner l’ovation.
- Une diction lente
Comme Christiane Taubira aime les phrases un peu longues et sophistiquées, elle opte pour un débit assez lent, ponctué de silences, qui nous permet de les assimiler. D’en saisir le poids. Les silences et le rythme des phrases sont les deux atouts majeurs de l’expression orale. « Au nom d’un prétendu droit à l’enfant… (long silence) … vous refusez… (silence)… vous refusez des droits à des enfants que vous choisissez de ne pas voir. » Elle en complète la forme par une articulation impeccable, fruit d’un évident travail. Dommage qu’elle module si peu ses phrases, il y a là une petite marge de progrès.
- La sobriété gestuelle
La ministre aime le verbe flamboyant, qu’elle sert par une exceptionnelle sobriété de geste, contrepoint efficace, l’ensemble dégage autorité et maîtrise de soi. C’est précieux chez les femmes tellement vite accusées d’être victime de leur hubris (émotions).
- Un discours équilibré
Une argumentation bien articulée entre faits, valeurs et émotions. Ce sont des règles connues depuis l’Antiquité. Il n’empêche, un discours puissant se doit de convaincre, entraîner et émouvoir. Christiane Taubira y a veillé.
Convaincre. C’est le logos, l’énonciation de faits qui permettent de justifier la décision. En l’occurrence, la ministre choisit d’inscrire la décision dans une logique historique, celle de la reconnaissance des droits de tous : femmes (1975), enfants (1972) et aujourd’hui homosexuels. Le talent est ici de rendre cette association cohérente et donc acceptable, ce qui en soi n’est pas évident. Logos, encore, en reprenant les propos (choisis, évidemment) de l’opposition pour les démonter et les sortir du mouvement de l’histoire : « Vous n’incluez pas les homosexuels mais vos enfants et vos petits-enfants les incluent. » Les faits encore, en citant le Code civil pour rappeler que les mentions de mère et de père y demeurent. Et d’accuser de « mensonges » les propos contraires.
Eveiller les consciences. Plus on avance dans le discours, plus les éléments d’ethos, de valeurs, prennent de l’importance. Pour nous faire adhérer à son point de vue, l’oratrice nous montre qu’elle veut nous emmener vers une France d’égalité dans l’amour, où l’amour entre homosexuels est le même que celui des hétérosexuels. Ses premiers mots sont posés comme un acte de foi : « Pourquoi deux personnes qui se sont rencontrées, qui se sont aimées, qui ont vieilli ensemble devraient consentir à la précarité ? » La ministre n’hésite pas à emprunter à l’imagerie de l’amour pour la vie dont elle sait qu’il demeure une aspiration puissante faute d’être une réalité. Marine Le Pen – très bonne oratrice – ne fait pas autre chose en évoquant les villages pour parler de la France, rurale dans les têtes, urbaine dans la réalité. « C’est un acte d’égalité. Il s’agit du mariage dans notre Code civil. Il ne s’agit pas d’un mariage au rabais, il ne s’agit pas d’une ruse, il ne s’agit pas d’une entourloupe ! » Christiane Taubira a fait le choix de situer le sujet du mariage homosexuel dans le champ des valeurs : liberté, égalité, amour… Et de prendre à revers, sans les nommer, les craintes de décadence, de perversion… Le mariage homosexuel est dans le camp du Bien.
Émouvoir. Cette sensation en fin de discours d’être transporté, heureux, si vous êtes partisan ; en colère, abattu, si vous êtes opposant, c’est le pathos qui l’a suscitée. Mal vu aujourd’hui, le pathos est en réalité très honorable s’il sert une cause sincère et s’il accompagne le logos et l’ethos. En l’occurrence, je fais le pari que Christiane Taubira est sincère parce qu’elle associe la discrimination envers les homosexuels à la discrimination envers les Noirs, les femmes et plus largement tous ceux qui ne sont pas les hommes blancs hétérosexuels âgés, au centre du pouvoir.
Par ailleurs, l’oratrice n’a pas oublié d’orner son discours de quelques éléments de rhétorique, classiques mais efficaces, comme l’interpellation : « Qu’est-ce que le mariage va enlever aux couples hétérosexuels ? » Tous les députés de gauche de répondre « Rien ! » tandis que ceux de droite protestent. On est dans Shakespeare, dans le discours de Marc Antoine (Jules César) étudié dans les écoles anglaises mais hélas, pas dans les françaises.
Quand j’ai entendu Christiane Taubira se lancer dans une citation de poésie (de Léon-Gontran Damas), argument d’autorité + pathos esthétique, je me suis dit que l’histoire avançait sans doute avec la loi bientôt adoptée, mais aussi un peu, par l’arrivée de femmes éloquentes à la tribune. Olympe de Gouges écrivait : « La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune. » J’ajouterai, d’y briller.
Mots-clés : discours, éloquence, prise de parole en public, rhétorique, conviction, persuasion, politique
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